17.
« Ah, ces Amerloques ! pensa Nikitine avec dégoût, tandis qu’il observait dans ses jumelles le couple en train de forniquer sur le balcon. Presque aussi pourris que les Russes. »
Il avait trouvé une photo de Chloé Mason sur Face-book. On n’imagine pas à quel point les Américains peuvent être bêtes ! Du coup, il savait à quoi elle ressemblait et la salope en train de se faire enfiler, là-haut, c’était elle, sa meilleure chance de découvrir ce qui était arrivé à ses hommes. Il était là, planqué derrière une haie de troènes, en train de repérer son appartement, dont tous les rideaux étaient tirés, lorsque, bingo ! elle était apparue sur le balcon un étage en dessous, en compagnie d’un inconnu.
Nikitine s’était garé au début de l’avenue Coronado Shores, située dans un secteur de la ville habité par des gens pleins aux as. Il avait vite repéré un poste d’observation à une cinquantaine de mètres de l’immeuble, de l’autre côté de la rue qui longeait la plage.
Nikitine fréquentait des riches, pour la bonne raison qu’il était à leur service. Il connaissait leurs goûts. En Russie, aucun riche n’aurait toléré la présence en bas de chez lui d’une haie de troènes aussi épaisse et dans laquelle n’importe qui pouvait s’embusquer. Ou alors, il l’aurait fait surveiller jour et nuit par des vigiles.
Abrutis d’Américains, si confiants !
Nikitine avait observé le visage de Chloé Mason tandis qu’elle se faisait prendre en levrette. Attentif à ses mouvements et à ses expressions, il essayait de comprendre quel genre de femme elle était, comment elle avait pu lui coûter deux hommes.
Ensuite, il s’était intéressé au type en train de la fourrer. Pas très grand mais costaud, large d’épaules, très musclé. Nikitine ne voyait pas son visage enfoui dans les cheveux de la fille, mais il ressemblait au gars décrit par la pute mexicaine.
Ainsi, c’était ce mec-là qui lui avait fait perdre deux hommes ?
Nikitine sortit de sa poche son iPad. Il entra son identifiant, son mot de passe, photographia l’empreinte de son pouce gauche avec son iPhone 3GS et envoya le tout.
Moins d’une minute plus tard, le Pirate était en ligne. Nikitine avait un compte ouvert avec lui. Une heure avec le Pirate lui revenait à 10 000 dollars. Il espérait ne pas dépasser un quart d’heure.
Qu’est-ce que tu veux ?
Nikitine répondit :
Les plans d’un immeuble sur Coronado Shores, San Diego, Californie. La Torre. Noms des copropriétaires. Propriétaire du 3e appartement en partant de la gauche au 4e étage.
Au bout d’une minute et demie, Nikitine se trouva en possession des plans de l’immeuble et il connut les noms de tous les copropriétaires. Il prit ses jumelles pour voir où Chloé Mason et son Jules en étaient. Ils baisaient toujours. Le Jules en question avait de l’énergie à revendre. Il s’appelait Michael Keillor.
Une photo emplit l’écran. Cheveux châtain foncé. Yeux bleus. Un visage viril, presque brutal.
Nikitine s’apprêta à demander des informations complémentaires, mais elles étaient déjà en train de se charger dans son iPad.
Michael Keillor. Ancien Marine. Forces spéciales.
Pour Nikitine, ce fut une sacrée gifle. Ça voulait dire qu’il avait en face de lui un redoutable ennemi. Un tigre et non un chat. Les Américains étaient des chiffes molles, d’accord. Mais pas leurs soldats. Leurs Forces spéciales, c’était quelque chose.
Oui, ce type-là était certainement de taille à se farcir Ivan et Lev, à condition qu’il soit bien armé et qu’il leur tombe dessus par surprise.
Les informations continuaient d’arriver.
Après avoir quitté les Marines, Michael Keillor était entré dans la police de San Diego en tant que membre des SWAT. Nikitine savait que c’était le groupe d’intervention de la police. Aux dernières nouvelles, Michael Keillor était associé dans une agence de sécurité, RBK Security Inc.
Ancien soldat d’élite, ancien flic d’élite, coresponsable d’une agence de sécurité… Nikitine comprit qu’il allait avoir affaire à forte partie. Il écrivit :
Renseignements sur Chloé Mason, propriétaire d’un appartement dans le même immeuble.
En attendant la réponse du Pirate, Nikitine regarda une fois de plus dans ses jumelles. Le couple s’agitait, c’était l’heure de prendre son pied. Les gens se rendaient-ils compte à quel point ils étaient ridicules dans la fureur du coït ? La femme avait la bouche ouverte, les yeux révulsés, la gorge rouge, luisante de sueur. L’homme était collé à elle comme un chien sur une chienne. C’était dégoûtant. On aurait eu envie de leur jeter un seau d’eau.
La réponse du Pirate arriva. Nikitine abaissa ses jumelles et regarda l’écran :
Chloé Mason, 28 ans, adoptée à l’âge de 5 ans par George et Rebecca Mason, de Boston. Pensionnaire à l’école du Sacré-Cœur de Londres de 15 à 18 ans. University Collège de Londres. Diplôme de littérature anglaise. Sœur d’Harry Bolt, copropriétaire de RBK Security Inc.
Revoilà RBK ! Ça ne pouvait pas être une coïncidence.
RBK Security Inc. Nikitine chercha dans la poche de son blouson de cuir de quoi noter ce nom et se pétrifia.
Oh, putain, non !
Il chercha désespérément un trou dans sa poche parce que… parce que c’était impossible.
Peut-être dans l’autre poche ? Non.
Il ôta son blouson comme s’il avait pris feu, fouilla et refouilla toutes les poches, palpa la doublure, au cas où, tout en sachant d’avance qu’il ne trouverait rien.
La clé USB.
La clé USB avec toutes les données pour la vente aux enchères – photos, statistiques, mensurations. Les certificats médicaux. Et, pour couronner le tout, les noms de ceux qui étaient admis à enchérir. Des médecins, des avocats, des magistrats, des élus, des hommes d’affaires – tous prêts à s’acheter des filles. Des filles mineures, pour certaines.
Cette clé USB contenait de la dynamite. S’il l’avait perdue, il pouvait se considérer comme mort. Et la fin serait terrible. Les chefs n’étaient pas réputés pour leur indulgence.
Cette précieuse clé, il la gardait toujours sur lui. Où pouvait-il l’avoir perdue ?
Et soudain, il se revit dans la pièce insonorisée au sous-sol du Club Météore. Assis dans le fauteuil de cuir, observant cette pute d’Esméralda en train de se désaper. Il avait ensuite ôté son blouson avant de l’interroger, pour éviter de le mouiller. La clé USB devait être tombée à ce moment. Sur le carrelage ? Sur le fauteuil ? Ils avaient laissé Esméralda par terre dans son vomi. Si elle l’avait trouvée, en revenant à elle ? Si elle avait mis la main dessus ?…
Toutes les informations sur la clé USB étaient codées, mais Nikitine en aurait besoin lorsque les filles débarqueraient. Il y en avait au bas mot pour cinq millions de dollars. Ça devait être une vente anonyme par Internet, mais il n’y avait pas moyen de l’organiser sans les données contenues sur cette putain de clé !
On avait injecté un minuscule émetteur à toutes les pensionnaires du Météore, sous couvert d’une vaccination contre les maladies vénériennes. Il avait la possibilité de les retrouver avec son téléphone, mais il faudrait charger les données et puis balayer le terrain secteur par secteur. Ça prendrait du temps. Et il était pressé.
Le Pirate facturait au quart d’heure. Nikitine avait encore droit à sept minutes. Il envoya les références de l’émetteur d’Esméralda. Le Pirate était toujours aussi rapide. En moins d’une minute, Nikitine eut sa réponse.
Il s’attendait à ce qu’Esméralda soit au Météore. Au lieu de quoi, il lut :
Émetteur n° 3701 au 1147, Birch Street, Morrison Building.
Nikitine demanda :
À quel endroit dans l’immeuble ?
La réponse le sidéra :
Siège social de RBK Security.
Esméralda regarda la plaque de l’agence RBK Security pendant un long moment avant d’oser franchir la porte. Elle fut accueillie par une femme à l’air avenant, aux courts cheveux gris argent, vêtue d’un élégant tailleur sombre.
— Appelez-moi Marisa, lui dit la femme en souriant.
Immédiatement, Esméralda se sentit mieux.
C’était un endroit cossu, où des gens riches faisaient ce qu’ils avaient à faire. Quant à savoir ce que c’était, Esméralda n’en avait pas la moindre idée. Elle ne connaissait pas le monde. Elle avait été une mendigóte pendant son enfance et une prostituée le reste du temps. Ici, elle avait l’impression d’avoir débarqué sur une autre planète. Une planète où il faisait bon vivre.
Une planète où les femmes n’étaient pas à moitié nues et en vitrine comme de la viande à l’étal du boucher. Et où les hommes n’avaient pas les yeux avides, comme des bêtes en rut, avec de gros portefeuilles.
Au Météore, la seule consolation, c’était la solidarité entre les filles. Mais depuis que les Russes avaient instauré leur dictature, elles ne pouvaient plus s’entraider. Personne ne pouvait plus rien pour personne.
Tout le monde savait ce qui était arrivé à Esméralda, la torture par simulation de noyade. Mais aucune des filles n’aurait pu l’aider. Alors, elles l’évitaient.
Ici, c’était différent. Tout le monde avait quelque chose à faire, quelque chose d’important. Les gens étaient estimés à leur juste valeur. Esméralda apprécia l’atmosphère paisible et saine de cet endroit où personne n’était à vendre.
C’est dans ce monde-ci qu’elle voulait vivre désormais.
Marisa la guida le long d’un couloir et s’arrêta devant une porte. Une lumière verte s’alluma au-dessus de la porte, qui coulissa sans bruit.
— Entrez, dit une voix grave.
Esméralda resta figée pendant une seconde. C’était le moment crucial.
Devant elle, il y avait son dernier espoir, qui se présentait sous la forme de deux hommes. Deux géants. Ils attendaient debout. L’espace d’une seconde, elle se demanda ce qu’ils faisaient debout et puis tout à coup, elle comprit.
Ils s’étaient levés pour l’accueillir. Comme pour une dame.
Son cœur se mit à battre la chamade, ses genoux tremblèrent. Elle eut envie de pleurer et ravala ses larmes.
Ils attendaient sans marquer d’impatience. Marisa l’encourageait d’un regard plein de chaleur. Esméralda prit une profonde inspiration et s’avança jusqu’au bureau.
Les deux hommes l’observaient attentivement. Ils ne lorgnaient pas ses seins ou ses jambes. Ils la regardaient dans les yeux. Du coup, elle se sentit autorisée à les dévisager.
Les traits d’un des hommes lui disaient vaguement quelque chose, bien qu’elle fût certaine de ne l’avoir jamais rencontré. Des cheveux blond foncé, des yeux dorés, la peau légèrement hâlée, couleur de miel. Puis elle eut une illumination :
— Vous êtes le frère de Chloé.
C’était écrit sur son visage.
— En effet, acquiesça-t-il. Je m’appelle Harry Bolt et je suis le frère de Chloé.
Il présenta l’autre homme.
— Et voici Barney Carter. Nous sommes heureux de faire votre connaissance.
Il fit quelque chose de tellement inhabituel qu’Esméralda fut un instant prise de court : il lui tendit la main. Elle hésita, décontenancée, puis la lui serra. Il avait la poignée de main franche et brève.
— Madame, dit l’autre homme d’une voix de basse.
Alors qu’Harry Bolt avait l’air d’un homme d’affaires riche et en pleine forme, celui-ci avait juste l’air dangereux. Le genre de costaud qu’on n’a pas envie de rencontrer au coin d’un bois. Encore plus grand et plus large que Bolt, il portait un tee-shirt dont les manches semblaient prêtes à craquer autour de ses énormes biceps.
Lui aussi lui serra la main, sans s’attarder mais avec beaucoup de douceur. Harry Bolt hocha la tête.
— Je vous en prie, mademoiselle…
— Esméralda, dit-elle. Esméralda tout court.
Elle avait presque oublié qu’elle s’était un jour appelée Rosa Pérez.
— Esméralda, je vous prie, asseyez-vous donc, dit Harry Bolt.
Il lui montra un fauteuil et alla s’asseoir derrière le bureau. Le nommé Barney s’assit dans un fauteuil, près d’elle.
Les deux hommes la regardaient et attendaient. Soudain, elle comprit. Ils ne savaient pas qu’ils avaient affaire à une prostituée. Elle portait un jean et un chemisier blanc, elle n’était pas maquillée. Comment auraient-ils pu s’en douter ?
Elle respira profondément. Si ces deux hommes acceptaient de l’aider, elle entrevoyait la possibilité d’une vie où les choses se passeraient tous les jours comme ça, où elle ne serait pas instantanément cataloguée comme une pute…
— Donc, dit Harry Bolt en croisant les mains sur le plateau de son bureau, vous êtes une amie de ma sœur ?
— Oui, et c’est ma faute si elle a été attaquée. Ma faute et celle de quelques-unes de mes… de mes amies.
Harry Bolt hocha la tête sans changer d’expression. Esméralda jeta un coup d’œil à Barney. Attentif et impassible…
— Comment cela, Esméralda ? demanda Harry Bolt.
— Elle discutait avec nous, elle nous encourageait. Elle nous donnait la force de continuer à vivre. Certaines d’entre nous ont commencé à se rebiffer. Rien de bien méchant. Mais, pour les nouveaux patrons, c’était déjà trop, alors, ils ont envoyé les Russes.
Bolt se redressa et échangea un regard avec Barney.
— Quels Russes ?
Esméralda baissa les yeux et poursuivit :
— Les Russes du Club Météore, où je travaille. Le chef s’appelle Nikitine. Il y en a trois autres. Ils sont là depuis un an. Ils ont mis beaucoup d’argent dans le club. Il y a quelque chose qui se prépare, quelque chose d’énorme.
Elle releva les yeux, craignant de croiser leurs regards, d’y lire de la réprobation, du dégoût… Au lieu de cela, Bolt avait l’air pensif. Et l’autre curieux. Est-ce qu’ils n’avaient pas compris ?
— Vous avez entendu parler du Club Météore ? demanda-t-elle. Vous savez ce que c’est ?
— Oui, bien sûr, répondit Bolt. Donc, c’est deux Russes du Météore qui ont attaqué ma sœur ?
Esméralda n’en revenait pas. Elle venait de leur dire ce qu’elle était, et ça les laissait froids. Elle avait encore la respiration oppressée, mais à voir leur réaction, elle suffoquait déjà moins. L’étau qui lui comprimait la poitrine se desserrait.
— Oui, dit-elle. Je connais même leurs prénoms. Lev et Ivan. Des voyous. Très violents. Ils ont battu deux filles au Météore. L’une a dû être hospitalisée. Ils l’ont emmenée de l’autre côté de la frontière et on ne l’a jamais revue.
— Attendez une seconde, dit Bolt.
Sans la quitter des yeux, il prit un téléphone et composa un numéro. Expliqua à son correspondant :
— À propos des types qui ont attaqué Chloé, on a une piste. C’étaient bien des Russes, elle ne s’est pas trompée. Tu devrais venir tout de suite.
Il raccrocha.
— Pour quelle raison ont-ils attaqué ma sœur ? demanda-t-il à Esméralda.
— Ces Russes sont en train d’investir beaucoup d’argent, comme je vous l’ai dit. Le propriétaire du Météore, Franklin Sands, essaye toujours de se faire bien voir par eux. Il veut que tout marche droit. L’asile de la Bonne Espérance, ça ne pouvait pas leur plaire qu’on y aille. Et Chloé… Je me… on se sentait mieux grâce à elle. Je ne sais pas comment elle s’y prend, mais tout le monde se sent bien auprès d’elle.
Bolt hocha la tête avec gravité.
— Oui, je sais.
Esméralda le regarda droit dans les yeux et expliqua :
— Chloé organisait des séances de thérapie de groupe. Elle se contentait d’écouter. Mais on se sentait mieux, après. Et puis, il fallait retourner au Météore.
Esméralda toussa pour s’éclaircir la voix.
— Chaque fois, c’était plus dur, poursuivit-elle. Et nous avons commencé à ruer dans les brancards. Pas beaucoup, mais c’était déjà trop pour eux. Ce n’était pas la faute de Chloé. Elle ne nous a jamais dit ce que nous devions faire et comment nous devions nous comporter. Mais certaines d’entre nous n’en pouvaient plus. Le patron est devenu furieux. Il avait peur que ça arrive aux oreilles des Russes. Il ne voulait pas de problèmes. Il a peur d’eux. Une des filles, Susie, a dit qu’elle voulait s’en aller, que la Bonne Espérance l’aiderait. Que Chloé lui avait dit… Elle ne disait jamais des choses comme ça, en fait. Jamais de conseil, elle ne nous poussait jamais à faire ceci ou cela, elle nous écoutait, c’est tout. Mais ce qu’a dit Susie a suffi pour que les Russes se mettent en rogne.
— C’était donc ça ? dit Harry Bolt.
Esméralda hocha la tête.
— Oui, ils voulaient lui foutre la trouille, qu’elle arrête de faire des vagues, d’inciter à la désobéissance.
— Les ordures ! s’écria Bolt.
Il jeta un coup d’œil à l’autre homme, qui avait l’air furieux, lui aussi.
— Je vais leur faire mordre la poussière, à ces fumiers, dit encore Harry Bolt. Nikitine, hein ?
« C’est le moment ! » se dit Esméralda.
— J’ai ça qui lui appartient et peut-être pourrait vous servir, dit-elle en sortant de son sac la clé USB.
Elle la posa sur le bureau et la fit glisser vers Harry Bolt.
— Je l’ai chipée à Nikitine. Elle doit contenir des choses importantes. Il l’avait dans la poche de son blouson.
Bolt examina l’objet. Puis il pivota sur son fauteuil et enfonça la clé USB dans son ordinateur. Tout en fixant l’écran, il pianota sur le clavier. Esméralda ne connaissait rien aux ordinateurs. Elle attendit, curieuse.
Bolt grogna.
— C’est crypté. Et on dirait du 216 bits. C’est bien protégé. Le premier venu ne risque pas de décrypter ça !
Esméralda comprit que ce qu’elle avait apporté allait peut-être ne servir à rien.
— Vous ne pouvez pas le lire ?
— Nous pourrons, ne vous en faites pas, dit Bolt. On arrivera à le décrypter. Seulement, c’est du boulot. Il va nous falloir un petit génie qui, en plus, connaît le russe.
Il la regarda attentivement. Esméralda avait l’habitude de cacher ses émotions – pour une prostituée, c’est vital –, mais là, elle ne pouvait pas. Tout ce qu’elle ressentait se voyait sur son visage. Elle avait l’esprit vide et elle suffoquait.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Bolt d’une voix radoucie.
Esméralda se tordit les mains et puis les posa à plat sur ses cuisses pour les empêcher de trembler. Baissant les yeux, elle vit à quel rythme sa poitrine gonflait son chemisier. Son cœur battait la chamade.
Elle regarda les deux hommes tour à tour.
— Je ne peux pas y retourner, murmura-t-elle. Je vous ai apporté la clé USB, euh… comment dire ? en paiement, pour que vous m’aidiez à disparaître. Je me suis dit que ça devait avoir de la valeur, si le Russe l’avait sur lui. Je ne peux pas…
Le souffle coupé, elle dut s’interrompre.
— Je ne veux pas retourner là-bas, reprit-elle. Si je devais revivre ça une deuxième fois, je deviendrais folle.
— Revivre quoi ? demanda Harry Bolt.
— Les Russes. Ils m’ont attachée sur une planche, ils m’ont plaqué un bout de tissu sur la figure et ils ont versé de l’eau dessus. J’ai cru mourir…
Le dénommé Barney se leva d’un bond.
— Ils vous ont fait ça ? rugit-il.
Esméralda se recroquevilla dans son fauteuil. Elle savait reconnaître l’humeur des hommes, et celui-là était devenu dangereux. Elle se raidit et se composa un visage indifférent, malgré sa peur.
— Calme-toi, Barney, dit Bolt. Tu ne nous aides pas. Tu effraies la dame, c’est tout. Désolé, madame, continua-t-il en s’adressant à Esméralda. Barney n’a rien contre vous. Il est furieux contre l’homme capable de faire ça à une femme pour la punir. Veuillez l’excuser.
— Tu appelles ça un homme ? éructa Barney. Pour moi, c’est pas…
— Barney ! cria Harry Bolt.
Barney s’immobilisa. Il resta bouche bée pendant un instant.
— Désolé, patron, dit-il en se rasseyant.
— Encore une fois, excusez-le, Esméralda, reprit Harry. Ce cher Barney a du mal à surveiller son langage devant une dame.
Esméralda se redressa.
— Je ne suis pas une dame, monsieur Bolt. Si vous connaissez le Club Météore, et si j’y travaille, alors vous savez ce que je suis.
— Ce que vous êtes ? intervint Barney. Une très jolie femme.
Surprise, elle se tourna vers lui. Il avait la peau grêlée, il n’était vraiment pas séduisant, mais un feu animait soudain son visage disgracié.
— Oui, vous êtes une très belle femme et rien d’autre, poursuivit-il. Ce que vous faites, ma mère l’a fait parce qu’elle avait trois enfants à nourrir et qu’elle n’avait pas le choix. Il n’y a pas de honte à ça.
Esméralda, le visage caché par ses cheveux qui pendaient, essuya une larme.
— Il y a pire, murmura-t-elle d’une voix à peine audible.
Les deux hommes ne demandèrent pas quoi, ils attendirent qu’elle se décide à le dire.
— Nikitine ne m’a pas torturée seulement pour me punir, expliqua Esméralda. Au début, il voulait me faire parler.
Elle peinait à retrouver le fil. Ce qu’elle avait à dire lui coûtait. Là encore, ils ne la pressèrent pas. Ils avaient l’habitude de ce genre de situation.
Esméralda parvint à reprendre le contrôle de sa respiration. Elle affermit sa voix :
— Nikitine voulait que je lui dise où étaient passés Lev et Ivan. Il a fini par comprendre que je n’en savais rien. Il a alors voulu savoir, pour Chloé… Son nom et son adresse. Par malheur, je les connaissais, alors…
Esméralda s’interrompit et se cacha derrière ses mains pour sangloter.
— Alors, vous les avez donnés, acheva Harry Bolt. Personne ne vous le reprochera. Arrêtez de pleurer, madame.
— J’ai résisté autant que j’ai pu.
— Je n’en doute pas, repartit Harry Bolt. Vous êtes courageuse, votre présence ici le prouve.
— À présent, Chloé est en danger à cause de moi, gémit Esméralda. Oh, j’ai tellement honte…
Et elle pleura de plus belle.
— Reprenez-vous, dit Harry. Personne n’aurait fait mieux à votre place. Et je sais de quoi je parle.
Il y était passé, en effet, à l’entraînement. La simulation de noyade était un supplice insupportable. Au bout de quinze secondes, on ferait n’importe quoi pour que ça s’arrête.
Personne n’aurait fait mieux à votre place.
À ces mots, Esméralda reprit courage. Elle se redressa, Barney lui tendit un Kleenex. Elle voulut essuyer ses larmes, mais elles coulaient plus vite qu’elle ne réussissait à les éponger.
— Ressaisissez-vous, insista Harry. Ma sœur est en danger, c’est un fait, mais pas à cause de vous.
Le nom et l’adresse de Chloé n’étaient pas des secrets d’État. Nikitine les aurait trouvés de toute façon, mais ces informations ne lui serviraient à rien puisque Chloé n’était plus chez elle.
En larmes, Esméralda frissonna au souvenir du dernier épisode atroce de son supplice.
— Vous savez, même quand j’ai eu tout dit… tout ce qu’ils voulaient savoir, ils ne se sont pas arrêtés. Ils me l’ont fait subir encore trois fois…
Barney se tourna vers Harry.
— Sauf votre respect, patron, c’est vraiment des raclures de bidet, ces types !
Bolt était en train de parler dans l’Interphone. La porte s’ouvrit et une femme extrêmement belle, une grande brune avec de magnifiques yeux bleus, entra. Esméralda ne put s’empêcher, en l’admirant, de penser au succès qu’une telle beauté devait lui valoir auprès des hommes… De quoi faire fortune au Club Météore… Et puis elle eut honte d’avoir ce genre de réflexe.
La belle brune était suivie par un homme qui avait l’air de beaucoup l’aimer et de veiller sur elle comme un dragon sur un trésor. Elle était visiblement enceinte. Au Météore, les filles ne tombaient pas enceintes. Celles à qui ça arrivait malgré tout, on les faisait avorter en moins de deux. Esméralda n’avait jamais vu de près un couple qui attendait un enfant. C’était une nouveauté pour elle. Les gens n’arrêtent pas de faire des enfants, c’est une affaire entendue. Elle le savait mais elle ne l’avait jamais vu. Dans son monde, il n’y avait pas de place pour les enfants.
Harry et Barney se levèrent à l’entrée de la femme, qui se déplaçait lentement mais avec grâce en dépit de son gros ventre. Barney lui avança un fauteuil. Elle s’y laissa choir en soupirant. Son compagnon resta debout derrière elle.
Harry fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que tu fais au bureau alors que tu risques d’accoucher d’une minute à l’autre, Nicole ?
Elle s’appelait Nicole, nota Esméralda, en continuant à l’admirer avec une sorte de dévotion. Nicole soupira de nouveau.
— J’ai un travail à finir et je veux mettre de l’ordre dans mes dossiers pour pouvoir prendre quelques semaines de repos après la naissance du bébé.
— Quelques mois, dit l’homme debout derrière elle.
Il était très attentionné, mais avait quand même l’air effrayant – presque aussi effrayant que le dénommé Barney.
Nicole corrigea en riant :
— J’ai dit semaines, Sam. Je pourrais travailler à la maison, au début.
Sam eut l’air exaspéré, mais Nicole rit de plus belle. Sam regarda Harry Bolt.
— Qu’est-ce qui se passe ici, Harry ? demanda Sam. Pourquoi as-tu appelé Nicole ?
— Puisqu’elle se trouve dans nos murs, je me suis dit qu’elle pourrait peut-être nous aider.
Harry lui tendit la clé USB.
— Qu’est-ce qu’il y a là-dessus ? questionna-t-elle.
— Je n’en sais rien. C’est russe et c’est codé. Du coup, les fichiers sont sans doute en russe. Tu connais le russe, n’est-ce pas ?
— Un peu. Assez pour saisir les grandes lignes d’un texte.
— Tu m’as dit que tu avais parmi tes collaborateurs un Russe qui s’y connaît en informatique. Il fait de la traduction technique. Crois-tu que… ?
— Oh ! oui, Rudy, bien sûr ! s’exclama Nicole. Tu as raison, si quelqu’un peut se charger de ce travail, c’est lui. Il ne demandera pas mieux que de nous aider ! Au fait, c’est urgent ?
— À ton avis ? Cette clé contient peut-être des informations sur les hommes qui ont agressé Chloé.
Il y eut un moment de silence. Sam saisit la main que lui tendait Nicole et l’aida à se relever.
— Dans ce cas, dit celle-ci en s’emparant de la clé USB, je vais faire aussi vite qu’il est humainement possible. Je peux squatter ton deuxième ordinateur ?
Harry acquiesça d’un hochement de tête et Nicole s’assit devant un ordinateur portable. Elle s’absorba un moment à une occupation silencieuse et concentrée. Les yeux rivés sur l’écran, elle tapait sur le clavier, s’arrêtait, tapait de nouveau.
Au bout d’un moment, elle se redressa.
— Bon ! annonça-t-elle en se frottant le ventre. J’ai tout envoyé à Rudy. Il a jeté un coup d’œil et assure qu’il n’en aura pas pour longtemps. Il appelle ça de 1’« encodage mafia russe ». Il est habitué. Harry, as-tu une idée de ce que ça peut être ?
— Je ne sais pas, répondit Harry, mais c’est sûrement important. Cette jeune dame, là, poursuivit-il en désignant Esméralda, l’a subtilisée au type qui a donné l’ordre d’attaquer Chloé. Ces salauds l’ont torturée…
Nicole fit l’effort de se lever et s’approcha d’Esméralda pour lui poser affectueusement une main sur l’épaule et la réconforter.
— C’est abominable, dit-elle. Il n’est pas question que vous retombiez entre leurs pattes !
— On vous protégera d’eux ! promit Sam.
Harry Bolt et Barney hochèrent la tête. Esméralda, la gorge serrée, les remercia d’un regard d’animal aux abois. C’était exactement pour ça qu’elle était venue trouver une protection… Elle ne devait pas laisser passer sa chance.
— J’espère qu’il y aura quelque chose d’utile sur la clé USB, finit-elle par dire, d’une voix éraillée. De quoi envoyer Nikitine en prison, parce que c’est lui qui en veut à Chloé. On dit que vous aidez des femmes à disparaître, à refaire leur vie sans que personne ne les retrouve… Et j’ai aussi de l’argent, vous savez…
D’une main qui tremblait, elle sortit de son sac une enveloppe et la posa sur le bureau. Harry Bolt la regardait, elle le fixa.
— Vingt mille dollars, murmura-t-elle. Pour m’aider à disparaître.
Serait-ce suffisant ? Elle n’en avait pas la moindre idée.
Harry Bolt repoussa l’enveloppe vers elle.
— Nous ne pouvons pas accepter votre argent, Esméralda.
Elle se crut perdue. Bien sûr qu’il ne pouvait pas accepter l’argent d’une putain ! Elle aurait dû le savoir ! Les gens riches, elle les avait vus de près. Vingt mille dollars ! Pour elle, c’était toutes ses économies, mais pour lui ? Était-ce ce qu’il dépensait pour le cadeau de Noël de sa femme, s’il en avait une ?
Elle lui décocha un regard noir. Son refus équivalait à une condamnation à mort.
Elle se revit, en un clin d’œil, ligotée sur la planche, la tête en bas. Si nue, si vulnérable… Elle suffoqua, comme si le chiffon mouillé se plaquait une nouvelle fois sur son visage, et que l’eau se déversait. Le flot qui l’asphyxiait, la noyade promise, quand elle serait forcée de reprendre son souffle. La terreur la clouait sur le fauteuil, l’empêchait de comprendre ce que Bolt était en train de lui dire. La main de Nicole, revenant se poser sur son épaule, l’aida à surmonter la panique qui l’avait saisie.
— Quoi, quoi ?… bafouilla-t-elle.
Il répéta bien volontiers, d’une voix posée, rassurante :
— Nous n’acceptons jamais d’argent des gens que nous aidons. Vous savez, on ne disparaît pas comme ça, il faut un peu de préparation. Nous allons vous trouver une planque, le temps de préparer des faux papiers pour votre nouvelle vie. Vous serez en sûreté, je vous le promets. Barney va veiller sur vous. Personne ne vous fera de mal.
Esméralda se tourna vers Barney, qui hocha la tête. Sentit la main de Nicole lui communiquer sa force. Personne ne vous fera de mal.
— Où aimeriez-vous aller ? demanda Harry Bolt.
Elle resta coite. Elle n’avait jamais envisagé la question, ou plutôt jamais imaginé de réponse à une question que personne n’était censé lui poser.
— Miami, dit-elle sans réfléchir.
— Excellent choix, dit Harry, il y a là-bas beaucoup d’Hispaniques. Les grandes villes sont les meilleurs endroits pour se cacher. Nous allons préparer tous les documents dont vous aurez besoin. En plus de vous fournir un avenir, nous allons vous fournir aussi un nouveau passé, que vous ayez quelque chose à répondre, quand on vous demandera d’où vous sortez. Faites profil bas pendant un an ou deux, et vous verrez qu’un jour vous aurez vraiment l’impression d’être la personne que vous prétendez être.
Tout à l’heure, Esméralda s’était sentie mourir. Elle se sentit renaître.
— Nous ouvrirons un compte en banque à Miami sous votre nouvelle identité, poursuivit Harry Bolt. Nous y déposerons dix mille dollars. Avec ce que vous avez déjà, ça devrait vous permettre de tenir pendant un bout de temps. Après quelques mois, vous pourrez commencer à chercher du travail. Rien d’extravagant. Serveuse ou vendeuse.
Esméralda était trop heureuse pour parler. Elle hocha la tête.
Après le faux luxe du Météore, elle aspirait à une vie simple. Un petit appartement, rien que pour elle, des fringues ordinaires, bosser le jour, regarder la télé le soir, dormir seule la nuit.
Cette existence banale, les gens dans cette pièce allaient la lui offrir.
— Merci, dit-elle, les yeux à nouveau emplis de larmes. Merci infiniment. Vous me sauvez la vie.
Nicole, restée à ses côtés, se posa sur le bras de son fauteuil.
— Votre salut, vous ne le devez qu’à vous-même, lui dit-elle. Vous avez fait le plus gros et nous vous donnerons juste un petit coup de main. Suivez les instructions d’Harry et de Barney et tout ira bien.
Se penchant, elle lui dit tout bas à l’oreille : « Bonne chance ! » et ce fut comme une bénédiction.
— Madame…, dit Barney, en se levant pour se diriger vers une porte latérale.
Esméralda mit quelques secondes à réaliser qu’il s’adressait à elle. C’était le mot qu’il avait prononcé. Tellement important. Lourd de sens. Elle n’était pas habituée… Il dut répéter :
— Venez, madame.
Esméralda se leva et suivit Barney.
Le type finit par s’en aller. Nikitine le vit sortir du parking souterrain. Les vitres latérales de sa voiture étaient teintées, mais à travers le pare-brise il distingua son visage. Oui, c’était bien Keillor, l’homme qui venait de s’envoyer en l’air avec Chloé sur le balcon.
Chloé Mason, à présent, était seule. Et Chloé Mason allait lui permettre de récupérer sa clé USB, que Dimitri n’avait pas retrouvée dans la « salle d’eau » du Météore.
Il avait appelé Dimitri et allait le rappeler pour lui donner des ordres. Mais, d’abord, il envoya un e-mail au Pirate.
Trouve-moi les coordonnées d’un endroit bien dégagé dans les environs de San Diego. La réponse arriva immédiatement. Crédit insuffisant.
Nikitine lâcha un juron bien senti. Il avait épuisé son crédit chez le Pirate. En pestant, il transféra 10 000 dollars depuis son compte aux Bahamas sur celui du Pirate à Goa.
« Là, t’es content ? » pensa-t-il. Mais il ne l’écrivit pas. Le Pirate était susceptible…
Quelques minutes plus tard, Nikitine obtenait les coordonnées de l’endroit idéal, ainsi que des photos-satellite, si nettes et précises qu’il aurait pu lire les numéros d’immatriculation des voitures, s’il y en avait eu. Mais il n’y en avait pas, dans le désert d’Anza-Borrego. Ni voiture, ni rien… Le Pirate avait même fourni une carte avec la route à suivre, surlignée en bleu.
Nikitine fit un rapide calcul. C’était à trois quarts d’heure de route. Cela lui laisserait le temps d’organiser l’échange.
Il rappela Dimitri pour lui dire de le rejoindre sur Coronado Shores avec le pick-up, et de se garer à deux ou trois cents mètres avant La Torre.
En attendant, il surveilla l’appartement du quatrième étage. Quatre pièces donnant sur le même balcon, et une cinquième, qui avait son propre balcon séparé, celui où le couple s’en était donné à cœur joie. Les rideaux d’une pièce – la chambre ? – étaient tirés, mais ouverts dans toutes les autres. Il voyait la femme quand elle passait devant une fenêtre.
Il serrait les dents si fort qu’il n’y aurait rien eu d’étonnant à ce que des morceaux d’émail lui sortent par les oreilles. De la sueur ruisselait le long de son dos.
Nikitine était un soldat, et un bon. Il avait été dans les forces spéciales, les Spetsnaz, pendant quatorze ans. Il s’était battu en Afrique et en Tchétchénie. Il avait entendu les balles siffler. Mais à la guerre, si vous êtes bon, vous avez une chance de survivre.
Pas ici. S’il n’était pas capable de récupérer la clé USB avant que les chefs n’arrivent pour superviser la vente aux enchères, il était un homme mort. Et sa fin ne serait ni rapide ni douce.
Les chefs n’en feraient même pas une question personnelle. Ils feraient ça pour l’exemple. Chaque minute de son atroce agonie serait filmée, afin que les autres sachent ce qui les attendait, si jamais ils étaient assez bêtes pour perdre un truc qui valait plusieurs millions de dollars.
Il était en train d’élaborer un plan à la va-vite, avec peu d’infos, dans un pays étranger, avec un seul homme pour l’épauler. Tout ça à cause de la petite pétasse, là-haut !
Nikitine savait se contrôler. Il savait que le monde est dangereux, c’était inscrit dans ses gènes. Mais se retrouver en péril de mort parce qu’une gosse de riches s’était mêlée de ce qui ne la regardait pas – ça le mettait vraiment en rogne ! S’il s’était laissé aller, il serait entré dans cet appartement et lui aurait collé une balle dans la tête. Il était tenté. Mais une vie de discipline militaire ne s’oublie pas comme ça !
Il voyait clairement ce qu’il fallait faire et comment s’y prendre. Si tout se passait bien, il avait encore une chance de s’en sortir. Et les chefs ne sauraient jamais ce qui s’était passé.
Il trouverait une explication à la disparition de ses deux hommes, en signalant la disparition d’une grosse somme d’argent. Ivan et Lev avaient piqué le fric et filé, probablement au Mexique. Les chefs avaleraient ça, il leur promettrait qu’une fois la vente des filles effectuée, il partirait à leur recherche pour leur faire payer leur trahison, et récupérer l’argent.
Mais, pour l’heure, il devait s’emparer de Chloé Mason.
Dimitri était en train de se garer à quelques centaines de mètres de là. Nikitine scruta les alentours. Il n’y avait personne pour le voir, personne sur les balcons de La Torre, et pas de promeneur. C’était un quartier résidentiel, la plupart des habitants étaient partis travailler.
Il rangea ses jumelles dans son sac à dos, puis se mit en marche sur Coronado Shores. Un quidam qui fait une petite balade pour entretenir sa santé…
Il passa à côté du pick-up sans s’arrêter et quand il fut sûr qu’il n’y avait personne dans les parages, il fit demi-tour et revint frapper à la fenêtre du conducteur. La vitre descendit sans bruit.
— Tu as tout ce qu’il faut ? demanda Nikitine à voix basse.
Pour toute réponse, Dimitri déverrouilla l’arrière du véhicule. Nikitine fit un rapide inventaire. Deux pistolets GSh-18 avec silencieux. Des armes longues qui serviraient plus tard. Du gaz. Des explosifs. Parfait !
Il glissa un des pistolets dans sa ceinture, derrière son dos, et donna l’autre à Dimitri. Puis, il prépara deux sacs à dos. Dans chacun d’eux, il mit trois chargeurs et un masque à gaz. Le reste du matériel, il le répartit entre les deux sacs.
Il s’éloigna vers la résidence La Torre. Dimitri ferma le pick-up et le suivit. Nikitine lui donna le second sac. Ils atteignirent le bout de l’avenue. La chance continuait de leur sourire : ils n’avaient croisé personne, même pas vu une voiture. Sans hésiter, ils franchirent les doubles portes en verre de La Torre. L’immense hall était vide, à part un agent de sécurité, derrière un comptoir en fer à cheval.
Nikitine regarda autour de lui et nota en connaisseur la présence de quatre caméras de vidéosurveillance, disposées de façon à couvrir l’intégralité du hall. Et deux autres au-dessus des ascenseurs.
— Je peux vous aider, messieurs ? demanda l’agent de sécurité.
Il souriait d’un air avenant mais il était jeune, en pleine forme et sur ses gardes. Nikitine et Dimitri tâchaient de prendre un air innocent. L’agent se leva à leur approche, une main sur le comptoir et l’autre qui pendait au bout de son bras, comme par hasard à proximité du Beretta accroché à son ceinturon.
Tout sourire, Nikitine s’avança jusqu’au comptoir.
— Je cherche un M. Darren Smith. Il m’a dit qu’il habitait sur Coronado Shores, dans un immeuble qui s’appelle La Torre. Ai-je frappé à la bonne porte ?
— Oui, monsieur, répondit le gardien. Vous êtes bien à La Torre. Mais il n’y a pas de…
D’un geste souple en direction de ses reins, Nikitine saisit à sa ceinture le GSh-18, le pointa et tira à bout portant sur le vigile. En pleine tête, à la base du nez, tranchant net le tronc cérébral. Un nuage rouge et gris se forma derrière la tête du gardien, qui s’affala comme une poupée de son.
Nikitine et Dimitri n’avaient pas besoin de parler. Ils enfilèrent les gants de latex qui se trouvaient dans le sac de Dimitri. Nikitine débrancha les écrans de contrôle pendant que Dimitri cachait le corps du gardien sous le comptoir. Il y avait du sang sur le sol, mais il fallait s’approcher pour le voir. Nikitine fit un signe à Dimitri, qui retraversa le hall pour attacher ensemble les poignées des doubles portes avec des menottes en plastique. Les menottes seraient pratiquement invisibles de l’extérieur et il faudrait une poussée de cinq cents livres pour les casser. L’immeuble était coupé de l’extérieur.
Bien sûr, la première personne qui voudrait entrer dans La Torre, trouvant portes closes et ne voyant plus le gardien, penserait qu’il y avait du louche et appellerait le 911. Pour commencer, il faudrait que les flics la prennent au sérieux. Après quoi, il faudrait leur laisser le temps d’arriver. Et, une fois sur place, il faudrait encore qu’ils comprennent que c’était grave. Tout cela pour dire que les deux Russes allaient être tranquilles pendant le peu de temps dont ils avaient besoin pour kidnapper Chloé Mason.
Nikitine examinait le système de vidée-surveillance, pendant que Dimitri s’occupait des portes. Il connaissait la plupart des systèmes de sécurité. Celui-ci était de premier ordre.
Mais pas invulnérable.
Nikitine bascula le bon interrupteur et les lampes au-dessus des caméras s’éteignirent toutes en même temps.
Désormais, l’immeuble était non seulement clos, mais aveugle.
Phase numéro un, terminée. On passait à la phase numéro deux.
Chloé Mason se trouvait au quatrième étage, dans le troisième appartement en partant de la gauche. D’ordinaire, Nikitine aurait pris l’escalier jusqu’à l’étage au-dessus et il serait redescendu. Mais le temps pressait. Le système de vidéosurveillance était neutralisé, mais il ne savait pas s’il y avait un deuxième agent de sécurité quelque part dans l’immeuble. C’était le problème avec les actions improvisées – pas assez d’infos, pas de plan précis. Alors, ils prirent l’ascenseur.
Devant l’appartement, Nikitine alluma le scanner à infrarouge et regarda l’écran. Il n’y avait rien. Absolument rien.
Il s’avança dans le couloir en pointant le scanner sur les murs et les portes et il découvrit la présence de deux personnes. Le scanner marchait bien.
Il revint devant l’appartement où se trouvait Chloé. Toujours rien.
La porte était lisse – manifestement, une porte coulissante. Elle ne laissait pas passer les infrarouges. Il essaya les murs de part et d’autre de la porte. Eux non plus ne laissaient pas passer les rayons.
Mike Keillor ne rigolait pas avec la sécurité.
Nikitine accrocha le regard de Dimitri et lui désigna l’appartement voisin. Dimitri hocha la tête. Ils s’approchèrent sans bruit. Dimitri était bien entraîné. Nikitine n’avait pas besoin de lui donner d’ordre.
Il pointa le laser sur la porte. Elle était en bois. Les rayons entraient comme dans du beurre. Il parcourut la longueur du couloir correspondant à l’appartement et ne détecta aucune présence humaine. Parfait. Les propriétaires étaient absents. S’ils étaient juste sortis faire des courses et rentraient dans la minute, ce serait tant pis pour eux. Nikitine ne ferait pas de quartier.
Il examina la serrure. Elle était crochetable mais ça prendrait du temps. Il fit signe à Dimitri et s’écarta. Le coup de feu fut à peine audible. Le même bruit qu’une boîte de bière qu’on débouche…
Une légère poussée sur la porte, et ils entrèrent. Nikitine partit tout de suite vers la droite et pointa son scanner sur le mur mitoyen, tandis que Dimitri passait de pièce en pièce, l’arme au poing, prêt à faire feu.
Le temps qu’il revienne et fasse signe que tout était en ordre, Nikitine avait repéré Chloé dans la pièce qui se trouvait de l’autre côté du mur du salon. Il regarda avec soin l’image dans le moniteur.
Une frêle silhouette assise sur une chaise, tenant entre ses mains quelque chose de chaud, la seule autre source de chaleur étant le micro-ondes, en train de refroidir rapidement.
Elle était en train de boire une tasse de thé ou de café. Parfait.
Le 23 octobre 2002, Nikitine était un jeune lieutenant dans l’unité antiterroriste du FSB de Moscou. Il était de garde lorsque l’appel était arrivé à 21 h 20. Cinquante terroristes avaient pris plus de neuf cents otages dans un théâtre pendant la représentation d’une comédie musicale. Les terroristes étaient armés jusqu’aux dents et portaient des ceintures d’explosifs. Quelques personnes qui s’étaient trouvées dans les coulisses avaient réussi à s’enfuir par l’entrée des artistes et elles avaient été à même de renseigner les Forces spéciales qui cernaient le théâtre. Les terroristes, de véritables bombes humaines, n’arrêtaient pas de circuler parmi les otages.
Donner l’assaut ? Les pertes humaines seraient énormes. Impossible à envisager pour un gouvernement démocratiquement élu sur un programme de lutte contre le terrorisme.
Les négociations avaient duré quatre jours sans mener à rien.
À 5 heures du matin, le 26, les forces russes répandirent du fentanyl, un puissant anesthésique, dans le théâtre, assommant aussi bien les gardiens que leurs captifs.
Le fentanyl était cent fois plus puissant que la morphine, capable d’endormir un ours en cinq secondes. Alors, une petite bonne femme de rien du tout !
Nikitine posa le scanner sur le parquet et sortit de son sac une perceuse. Il fallait faire vite. Si la fille quittait la cuisine et s’éloignait dans l’appartement, il serait obligé de faire sauter un pan de mur, et elle aurait tout le temps d’appeler le 911.
Non, il avait besoin d’elle endormie, le plus vite possible.
Il commença à percer au niveau du joint entre le mur et le plancher. La mèche émit un petit sifflement, rien de tonitruant, mais, dans la pièce parfaitement silencieuse, ça ne passait pas inaperçu.
Il regarda Dimitri et articula shum. Bruit. Dimitri hocha la tête et un instant plus tard, de la musique jaillit de la chaîne stéréo. Du rock… Parfait. Cela couvrait le piaulement de la perceuse. Laquelle était petite mais surpuissante. La mèche perça facilement le premier mur, les plaques isolantes et l’autre mur dans la foulée.
Le moniteur indiquait que la femme n’avait pas bougé. Elle était toujours assise sur la chaise. Mais la température de la tasse avait baissé. Nikitine sortit un mince tuyau de caoutchouc, brancha une extrémité sur le robinet de la bouteille de fentanyl et poussa l’autre bout dans le trou qu’il venait de percer. Il s’arrêta lorsqu’il estima que le tuyau dépassait de quatre ou cinq centimètres. Il était peu probable que la femme le remarque et bientôt elle serait knock-out.
Les deux hommes mirent leur masque à gaz, et Nikitine ouvrit le robinet. Pour commencer, il ne se passa rien. Et puis, la femme se redressa un peu sur sa chaise et leva la tête. On aurait dit qu’elle avait repéré quelque chose d’insolite. Le fentanyl était sans odeur, mais elle avait peut-être entendu un sifflement.
Chloé Mason se leva et, l’espace d’une seconde, d’une horrible seconde, Nikitine pensa que le fentanyl ne marchait pas. Mais soudain, la silhouette tituba, essaya de se raccrocher à la table et s’affaissa sur le sol.
Fin de la phase numéro deux.
Nikitine rangea son matériel tandis que Dimitri disposait des petites charges de C4 sur le mur, en rectangle, un mètre sur deux. Lorsqu’il eut fini, Dimitri mit la musique à fond et les deux hommes allèrent se réfugier dans la pièce voisine.
Dimitri appuya sur le détonateur. L’explosion fit moins de bruit que la musique. Nikitine et Dimitri se précipitèrent dans l’appartement voisin, leur masque à gaz les protégeant contre les vapeurs de fentanyl mais aussi contre la poussière. Nikitine donna son sac à Dimitri, souleva la femme inerte et la jeta en travers de son épaule. Ils ressortirent par le même chemin.
La chance continuait de leur sourire. L’ascenseur les emmena jusqu’au garage, au sous-sol. Nikitine resta caché dans un coin sombre avec sa proie, pendant que Dimitri allait chercher le pick-up. Nikitine en profita pour vérifier les caméras de surveillance. Elles étaient éteintes.
Dimitri arriva. Nikitine coucha Chloé sur la banquette arrière, examina ses yeux et lui prit le pouls. Le fentanyl était une substance dangereuse. Nikitine ne l’avait pas dosé et d’ailleurs il ne connaissait pas la dose mortelle. Dans le théâtre, ce jour-là, le gaz avait tué cent soixante-dix personnes…
Chloé Mason allait mourir aujourd’hui, de toute façon, mais pas avant qu’il ait récupéré la clé USB. Sous forme de cadavre, elle ne valait rien comme monnaie d’échange.
Il lui mit des menottes en plastique. Puis, il sortit une seringue et la lui enfonça dans la cuisse. Une bonne dose de M5050, un antidote. Dans une heure, elle serait de nouveau sur pied.
Nikitine s’installa sur le siège du passager, rentra dans le GPS les coordonnées du désert indiqué par le Pirate, se tourna vers Dimitri et lui fit signe de démarrer.
Phase numéro trois, terminée. Prêts pour la phase numéro quatre.